Comment faire de la recherche tout en prenant en compte les enjeux climatiques ?

Comment faire de la recherche tout en prenant en compte les enjeux climatiques ?

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Martin Clavey

Publié dans

Société numérique

06/01/2023 9 minutes
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Comment faire de la recherche tout en prenant en compte les enjeux climatiques ?

Prendre un avion pour aller en colloque ? Travailler sur une zone géographique très éloignée ? Risque d'altération du milieu étudié ? Utilisation d'outils énergivores pour effectuer la recherche ? Les chercheurs et chercheuses se demandent comment équilibrer la balance entre leurs pratiques de recherche et leurs conséquences sur le climat.

Alors que le dérèglement climatique prévu par les climatologues commence à toucher notre quotidien, les scientifiques remettent en question leurs modes de fonctionnement.

La recherche est un monde très concurrentiel où la présence à un colloque à l'autre bout de la planète peut jouer sur les carrières, où on ne peut parfois pas étudier son sujet de recherche depuis le lieu où se situe son université et où on utilise souvent des outils qui demandent beaucoup d'énergie sans forcément le réaliser au quotidien.

Sur les réseaux sociaux et notamment Twitter, ils sont de plus en plus nombreux à se demander s'ils doivent aller à tel ou tel colloque très éloigné de leur lieu de travail. Mais supprimer les rencontres internationales entre chercheurs, c'est aussi changer totalement la façon dont nos sociétés ont construit la recherche en mêlant coopération et compétition internationales.

Une équipe de recherche a même établi récemment une corrélation entre le nombre de citations obtenues par les articles des chercheurs et chercheuses et leur fréquence d'utilisation de l'avion. Leurs résultats ont été publiés dans un article scientifique titré « L'empreinte carbone de la visibilité scientifique ».

Doit-on choisir quelles personnes auraient le droit de venir à un colloque selon la distance à parcourir pour y venir, la réputation dans le domaine, l'avancée de la carrière ? Doit-on arrêter les colloques internationaux ?

Mais d'autres questions peuvent aussi être soulevées et, finalement, le poste des transports n'est peut-être pas le plus consommateur dans la recherche. Des collectifs comme les Labos1.5, le Collectif pour une recherche responsable, Second Nature ou NoFlyClimateSci ont commencé à fleurir dans le milieu. Et les institutions de recherche commencent à se poser des questions.

Une responsabilité éthique

Le PDG du CNRS, Antoine Petit, a saisi le comité d'éthique du centre (COMETS) sur la question de l’impact environnemental de la recherche scientifique. Celui-ci a rendu son avis [.pdf] le 5 décembre 2022. Le comité souligne le caractère « éthique crucial » de cette question, pointé par le PDG :

« En menant des activités ou en développant des innovations, la recherche peut engendrer des impacts néfastes pour l’environnement qu’il est nécessaire de réduire ; mais comment articuler cette nécessité avec l’injonction a priori contradictoire d’excellence de la recherche au niveau mondial et avec la vocation de cette activité, précisément, à apporter potentiellement des solutions pour répondre aux défis environnementaux actuels et futurs ? ».

Le COMETS fait le constat qu'il existe un très large accord dans la communauté et au sein des institutions sur « la nécessité que la recherche, comme toute activité, participe à l’effort de réduction des émissions de gaz à effet de serre » mais il souligne deux principales lignes de tension.

D'abord, l’ampleur et la nature des efforts à consentir, dans les pratiques quotidiennes de la recherche, au nom de l’environnement ne font pas consensus. Mais le comité constate un affrontement entre deux visions – « y compris parmi celles et ceux qui sont convaincus de la nécessité d’efforts notables sur les modalités pratiques de leur recherche » – sur la décision d'utiliser comme boussole d'orientation de la recherche la préservation de l’environnement.

Le comité affirme dans son avis que « la prise en compte des impacts environnementaux de la recherche doit être considérée comme relevant de l’éthique de la recherche, au même titre que le respect de la personne humaine ou de l’animal d’expérimentation ».

S'il appuie la volonté de la communauté pour limiter les effets délétères sur le climat des pratiques de la recherche, le COMETS souligne aussi qu'il faut « s’interroger sur l’empreinte environnementale des sujets de la recherche ainsi que des voies pour les traiter ».

D'abord parce qu'il serait insuffisant de seulement limiter l’empreinte carbone de la recherche par rapport aux enjeux, mais aussi parce que la recherche a une finalité spécifique : produire des connaissances au service de la société. Cette finalité « lui confère la responsabilité particulière de s’interroger aussi sur les usages qui pourront être faits de ces connaissances », selon le comité.

Pas de réponses toutes faites

Pour le COMETS, le monde de la recherche doit donc se poser des questions avant de mettre en place de grands équipements comme un jumeau numérique, un accélérateur de particules ou grand calculateur, de travailler sur certains sujets comme la biologie synthétique ou l'édition du génome des plantes, pour savoir si cela est « susceptible d’engendrer des impacts néfastes pour la biosphère, de conforter à moyen ou long terme des modes de production ou de consommation non durables, etc ».

Le comité d'éthique pousse pour que la recherche s'oriente encore plus vers un rôle moteur pour trouver des solutions d'adaptation de la société face aux changements climatiques.

Mais le comité ne répond pas à toutes ces questions éthiques.  « C’est au monde de la recherche lui-même d’ouvrir en son sein un large débat sur ces questions » explique-t-il. Il laisse à toute la communauté le soin de répondre aux diverses questions :

« Comment articuler la préservation de l’environnement avec d’autres impératifs de toute nature – santé humaine, formation des jeunes, souveraineté scientifique... – ? Faut-il privilégier le temps proche en s’interdisant une recherche polluante, ou le temps lointain en misant sur ce que cette recherche peut apporter de résultats potentiellement utiles à la préservation de l’environnement ? ... »

Des recommandations d'organisation

S'il ne propose pas de réponses toutes faites à la saisine de la direction du CNRS, le comité d'éthique lui donne quand même, ainsi qu'aux personnels de recherche, quelques recommandations.

Le comité les invite à reconnaître que la prise en compte de l’environnement fait partie intégrante de l’éthique de la recherche, multiplier les espaces de discussion sur ces sujets, outiller le débat d’un cadre méthodologique scientifiquement solide et partagé au sein du monde de la recherche.

Spécifiquement à l’adresse de la direction du CNRS, le COMETS la pousse à pérenniser et renforcer les moyens que le Centre met en œuvre pour évaluer son impact sur l’environnement, et lui demande d'avoir une démarche d'accueil des initiatives des laboratoires.

Le comité lui recommande de constituer « une base ouverte des innovations de toutes sortes développées par ces derniers » et de la rendre disponible, notamment au sein des organismes de recherche. Il lui demande aussi d'accompagner les personnels qui voudraient se reconvertir vers des thèmes liés à l'environnement.

Il la pousse également à « davantage soutenir et mettre en valeur tout ce qui, dans les productions des personnels de recherche (recherches, expertises, alertes), est de nature à informer les débats et à stimuler les actions en faveur de l’environnement » dans ses relations avec les décideurs publics et privés.

Enfin, le COMETS s'adresse aux instances nationales de pilotage de la recherche (financements, évaluation, prospectives), sans toutefois les nommer, et leur demande de « mener une réflexion sur la manière dont elles peuvent mieux prendre en compte l’impact environnemental de la recherche dans le cadre de leur action ».

Un bilan 2022 des émissions de gaz à effet de serre du CNRS allant dans ce sens

Le CNRS doit, comme tous les établissements publics, établir un bilan de ses émissions de gaz à effet de serre (GES) tous les trois ans. Le dernier disponible date de 2019, mais le prochain devrait être publié dans le courant de l'année.

Pour le faire, la direction du CNRS ne s'est pas tournée vers des cabinets de conseil comme c'est souvent le cas dans ce genre de situations. Cette fois, elle s'est appuyée sur l'une des initiatives de ses personnels : Labos1.5. Celle-ci regroupe des personnels de la recherche – de toutes disciplines, pas tous chercheurs, pas tous du CNRS –  qui veulent « mieux comprendre et réduire l'impact des activités de recherche scientifique sur l'environnement, en particulier sur le climat ».

Labos1.5 a développé un outil open-source pour évaluer l'empreinte carbone de la recherche, laboratoire par laboratoire. La démarche est même accompagnée d'un article scientifique qui explique le principe et le fonctionnement.

L'idée est de prendre en compte toutes les émissions issues des activités de l’organisation, des missions effectuées sur le terrain jusqu'aux déplacements domicile-travail des agents en passant par les achats nécessaires aux recherches et à la vie des laboratoires. Le CNRS est en train de s'en servir pour bâtir son bilan GES 2022.

Avec les données de 2019, le graphique ci-dessous donne une idée de la répartition de ces émissions. On peut rapidement constater que le matériel et les instruments de laboratoire prennent une très grande place. Il faut quand même relativiser ce diagramme : nombre de missions d'agents du CNRS sont payées par les universités dans lesquelles ils ont leurs laboratoires.

En effet, le CNRS et les universités ont depuis longtemps instauré des « unités mixtes de recherche » (UMR) qui leur permettent de collaborer. Et les émissions de gaz à effet de serre sont ici attribuées à l'institution qui paye le service ou le matériel, qui peut être différente selon l'UMR.

Pour aller dans le sens des recommandations du COMETS, le CNRS devrait donc prolonger cette collaboration avec Labos1.5 et travailler sur d'autres projets dans une même dynamique.

Bilan gaz à effets de serre CNRS

Le CNRS a, à l'occasion de la communication de cette information, publié un billet qui explique son plan pour une « transition bas-carbone ».

Écrit par Martin Clavey

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Sommaire de l'article

Introduction

Une responsabilité éthique

Pas de réponses toutes faites

Des recommandations d'organisation

Un bilan 2022 des émissions de gaz à effet de serre du CNRS allant dans ce sens

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Commentaires (7)


Merci pour cet article. La réponse est en effet loin d’être évidente pour les grands instruments de recherche (supercalculateur, accélérateur de particules ou mêmes les conférences internationales). Par contre, les instituts de recherche pourrait d’ors et déjà prendre des décisions facile à prendre. Par exemple, j’ai vu plusieurs fois des chercheurs et chercheuses prendre l’avion pour voyager en France (Paris-Toulouse, Paris-Marseille) alors que le voyage en train est tout à fait possible, il est juste un plus long. Ce genre de déplacement ne devrait tout simplement pas être validé.


Paris - Toulouse ou Lyon - Toulouse : quand tu as un séminaire d’une journée, ça veut dire au moins 2 jours de déplacement et 1 nuit sur place si tu prends le train, voire 3 jours et 2 nuits selon les horaires de train. J’imagine que quand tu es enseignant, tu n’as pas forcément 2 ou 3 jours d’affilée sans cours.



Comment faire de la recherche tout en prenant en compte les enjeux climatiques ?




Lorsque je lis cette question, j’entends : “Comment donner à quelqu’un un coup de latte entre les jambes sans lui faire mal aux * ?” :francais: :D Sorry, peux pas m’en empêcher…



Parce que quoi qu’on en dise, pour les personnes actives comme pour les entreprises et les institutions, diminuer son bilan carbone ne se fait pas sans mal ni sans sacrifices.



En fait, depuis le temps que le Giec à allumé les warnings (des décennies !), on aurait pu et du réagir. Si on ne le fait pas, pas vraiment, ou pas pour de vrai, c’est parce que c’est un bouleversement profond et radical du fonctionnement de nos sociétés occidentales.



Depuis le 19e siècle, tout, absolument tout, a été orienté massivement en fonction de la productivité, de la consommation de masse et de la rentabilité, sans aucun obstacle ni vrai contre-pouvoir pour ralentir le wagon lancé à toute vitesse sur des rails à l’état aléatoire.



En fait, changer maintenant, changer vraiment, alors qu’on est depuis des années au bord du gouffre, semble une tâche de Titan, vu la façon dont nous avons pris le pli, l’habitude, dont nous nous sommes imprégnés d’un mode de vie insouciant et consumériste.



A tel point, qu’un simple geste tel qu’économiser l’énergie, acheter local, diminuer nos déchets, notre consommation d’eau ou encore limiter nos déplacements est un tel fardeau, que nos esprits ont bien du mal à s’y faire.



C’est un peu comme la façon dont est fait notre organisme : nous sommes faits de telle façon qu’en période d’abondance nous avons une tendance instinctive à nous gaver le plus possible, en prévision d’une période de disette (courante à l’époque préhistorique). Donc quelque part, dire à quelqu’un : “il faut que tu te restreignes” ne peut pas marcher, parce que cela va à l’encontre de notre nature d’homo sapiens.



(Entre parenthèses, c’est pour cela que les régimes ne marchent pas, et ne marcheront jamais : notre corps, à un moment ou à un autre, d’une façon ou une autre, va absolument chercher à compenser cette disette, et donc au final, sur le moyen ou long terme, le résultat est inévitable : tous les régimes font grossir, parce que c’est ainsi que notre nature est faite)



Donc il faudrait trouver une autre façon, une façon radicalement différente de convaincre l’humanité d’adopter un mode de vie durable. Et si l’humanité est vraiment convaincue, les entreprises et les politiques suivront, bon gré mal gré. Et nous éviterons le pire, s’il n’est pas déjà trop tard.



jbfaure a dit:


Paris - Toulouse ou Lyon - Toulouse : quand tu as un séminaire d’une journée, ça veut dire au moins 2 jours de déplacement et 1 nuit sur place si tu prends le train, voire 3 jours et 2 nuits selon les horaires de train. J’imagine que quand tu es enseignant, tu n’as pas forcément 2 ou 3 jours d’affilée sans cours.




Si tu es enseignant oui, mais pour les autres chercheurs ce serait possible. À noter que ces autres chercheurs ont aussi beaucoup de (bonnes) raisons de vouloir faire l’aller-retour dans la journée. C’est bien le problème.


Merci pour l’article,
Bossant moi-même au CNRS, j’ai toujours plaisir à lire vos articles sur les thématiques liées à la recherche… et encore plus si c’est lié à l’environnement :yes:


Personnellement, je pense que la meilleure manière de réduire sérieusement l’empreinte carbone de toute activité, c’est de fixer un budget carbone et une trajectoire de réduction. De la même manière qu’on fixe un budget en euros à la recherche publique, on devrait fixer un budget carbone. Ces budgets sont ensuite répartis entre laboratoires et entre équipes. Libre à l’équipe derrière de dépenser son budget carbone comme elle l’entend. Quand on chercheur fait un voyage en avion, ça tape dans le budget carbone. Plus de budget plus de voyage.



Avec des trajectoires de reduction de budget carbone très contraignantes, les pratiques seront obligées de se réorganiser et de se réinventer.